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Analyse critique d'un livre réputé "majeur" par Luc Cédelle, journaliste

La critique rédigée par Luc Cédelle est bien argumentée, bien davantage que le livre Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l'action pédagogique de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller. Même si la lecture en est longue (5 parties, accessibles à partir d'ici), je vous invite vivement à la lire.

 

Cette critique me suggère toutefois plusieurs commentaires.

 

Tout d'abord, il ne faut pas oublier que l'ensemble du débat se situe dans un contexte de forte concurrence entre laboratoires (qui n'est pas récent). Chaque chercheur aura donc à cœur de bien marquer sa différence par rapport aux autres (sur le mode "attendez, vous n'avez encore rien vu, c'est moi qui...")

 

D'autre part, jusqu'à preuve du contraire, l'enseignement de la "lecture" au CP est composé d'un grand nombre d'activités, comme l'apprentissage de l'écriture cursive, la copie de syllabes, mots puis phrases, du vocabulaire, des dictées, la production d'écrits, la lecture "plaisir"... et donc aussi les correspondances graphèmes et phonèmes et un enseignement de la compréhension. Parler d'enseignement uniquement syllabique ou global est une ineptie. Cela voudrait dire que les élèves ne font rien d'autre dans l'année? Je serai curieux de voir l'école où cela est pratiqué.

C'est d'ailleurs ce qu'observe Fijalkov  dans son article paru dans Scolaire en janvier 2014 (Méthodes de lecture : la réalité n'a rien à voir avec ce qu'on imagine au Collège de France). La pratique de séquences de lecture syllabique a fortement progressé en France de 1999 à 2009, de même que la lecture de "vrais objets de lecture" comme les appelle Fijalkov. Sauf que je n'en tire pas les mêmes conclusions que lui. Eh oui, les enseignants de CP savent que les "leçons de lecture" couvrent un grand nombre de compétences demandant à être entraînées, pas seulement les correspondances graphèmes-phonèmes !

 

 

Je lis également régulièrement une "opposition" entre méthode globale ou syllabique et pédagogie Freinet par exemple ou une opposition entre méthode réactionnaire ou progressiste. J'avoue ne pas comprendre. Quel est le rapport entre un entraînement à une automatisation des correspondances graphèmes - phonèmes, à une lecture ou à une écriture de syllabes rapide et efficace avec ce que j'appellerai le cadre éducatif de la classe? Cette correspondance a besoin d'être entraînée pour devenir un automatisme, que ce soit collectivement dans le groupe classe ou individuellement, en fonction des élèves présents. Par analogie, si je veux apprendre à lire la musique, pour améliorer ma vitesse de lecture, j'ai besoin d'exercice, d'entraînement. Peut-être que j'aurai besoin de plus d'entraînement que mon voisin, peut-être moins.

Par contre, je peux fort bien décider d'utiliser la syllabique pour l'aspect purement technique d'apprentissage de la lecture dans un cadre pédagogique plus large de type Freinet, d'apprentissage de la classe coopérative, du vivre ensemble... tout comme les fichiers auto-correctifs permettent à l'élève de s'entraîner. Je ne vois pas la contradiction.

 

Concernant syllabique, globale ou mixte, j'ai un avis tranché par le fait que je me suis consacré tout au long de ma carrière aux élèves en difficulté (c'est ma 42ème et dernière rentrée). Et là, il n'y a pas photo. Pour des élèves qui ont très majoritairement des problèmes de compréhension, si je m'appuie sur le sens pour leur apprendre à lire, je mets la barre très haute, voire je retarde inutilement l'entrée dans la lecture.

La distinction entre technique et accès au sens est primordiale. Je fais en sorte d'entraîner pour automatiser la technique et j'entraîne l'accès au sens.  Le concept de 'clarté cognitive' (voir Fijalkov) est fondamental. J'annonce ce que je demande: maintenant, nous faisons des gammes pour automatiser la lecture d'un point de vue technique, le sens n'est pas important. Dans ce cadre, je recommande l'utilisation de non-mots et de phrases même ressemblant à des comptines. En effet le sens de ces phrases n'a que peu d'importance, tout comme le sens de 'les chaussettes de l'archiduchesse sont-elles sèches' n'est pas l'intérêt premier lorsqu'on cherche à entraîner la diction.

Enfin, quiconque a déjà affronté la difficulté d'amener un enfant qui a appris à 'deviner' les mots à les déchiffrer maudira l'approche semi-globale de la lecture qui l'a mené dans cette impasse. Et cette 'devinette' est un vrai fléau, très largement répandue. Encore une fois, cela peut éventuellement convenir pour des apprentis lecteurs qui ont une bonne compréhension, mais c'est rédhibitoire pour ceux qui ont peu de vocabulaire ou comprennent difficilement. Ayant été moi-même allophone à mon entrée en CP, ce n'est pas le sens qui m'a permis d'apprendre à lire!

 

D'une manière générale, comme l'apprentissage de la lecture par une méthode syllabique ne gêne en rien les élèves que j'appellerai "ordinaires" et évite de confronter des élèves présentant potentiellement des troubles des apprentissages à des difficultés qui peuvent rapidement devenir un handicap, je milite pour une entrée en lecture syllabique. Cela me semble relever du simple bon sens.

 

D'autres aspects me paraissent avoir tout autant d'importance, comme la mise en place d'une pédagogie explicite (au sens canadien du terme) pour les activités où elle est pertinente (il n'est pas question de faire que ça non plus, mais pour les premiers pas en lecture ou en mathématiques, je ne vois rien de plus efficace) ou dans l'utilisation adéquate du langage pour accompagner les apprentissages et non les contrarier (voir C. S. Dweck). En tout cas, la seule mise en place d'un dispositif comme celui de 'plus de maîtres que de classes' ou le dédoublement des classes de CP ne peut qu'être un fiasco s'il n'est pas accompagné d'un gros effort de formation des enseignants pour en faire quelque chose de pertinent.

 

Les résultats de l'étude de R. Goigoux me paraissent très intéressants, en particulier l'aspect contre-intuitif de la rapidité nécessaire dans l'apprentissage des premières correspondances graphèmes-phonèmes.

 

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